La pénurie de personnel infirmier dans le système de soins de santé est susceptible d’avoir une incidence sur les patients, les établissements de soins de santé et, bien entendu, les professionnels de la santé. L’enjeu lié à la pénurie de personnel infirmier n’est pas nouveau. En 2023, Statistique Canada a constaté que le nombre de postes vacants d’infirmières et infirmiers autorisés et d’infirmières et infirmiers psychiatriques autorisés avait augmenté de 5 475, ou de 20 %, par rapport au même trimestre en 2022.1 Il y avait donc plus de 145 000 postes vacants dans les secteurs de soins de santé et de l’assistance sociale dans l’ensemble du pays.2 Les infirmières et infirmiers sont nombreux à s’inquiéter des conséquences que cette pénurie nationale peut avoir sur l’exercice de leur profession et le bien-être de leurs patients. Cet article souligne certaines des considérations juridiques inhérentes à une pénurie de personnel infirmier, ainsi que les mesures d’atténuation de risques possibles.
Considérations juridiques et en matière de gestion des risques d’ordre général
Les infirmières et infirmiers doivent fournir des soins conformément à leurs responsabilités professionnelles, éthiques et juridiques. En tant que membres d’une profession de la santé réglementée, le personnel infirmier doit exercer sa profession conformément aux normes de pratique de sa province ou de son territoire, ainsi qu’aux politiques de l’employeur. Dans l’exercice de leurs fonctions, les infirmières et infirmiers sont assujettis à la surveillance de leurs employeurs, des organismes de réglementation et même des tribunaux.
Bien qu’il n’incombe pas aux infirmières et aux infirmiers de gérer la pénurie de personnel infirmier, ils et elles en subissent les contrecoups. Dans le contexte d’une pénurie, les infirmières et infirmiers ont tendance à prendre plus de travail et de responsabilités, ce qui entraine souvent les heures supplémentaires obligatoires. L’épuisement professionnel et la fatigue les guettent3, et le risque d’erreurs dans la prestation des soins infirmiers en est accru. Lorsqu’il y a une incidence sur la qualité des soins, le risque que des actions en justice soient intentées (par exemple, des plaintes auprès de l’organisme de réglementation des soins infirmiers et/ou de l’employeur et des poursuites) augmente.
Responsabilités du personnel infirmier par rapport à celles de l’employeur
Il peut être utile de bien comprendre les responsabilités qui relèvent du personnel infirmier par rapport à celles qui reviennent normalement à l’employeur. Les obligations des infirmières et infirmiers concernent principalement la prestation de leurs services de soins infirmiers personnels, telles que :
- prodiguer des soins de santé sécuritaires et conformes à l’éthique;
- effectuer leurs tâches dans le cadre de leur champ d’exercice;
- faire appel à leurs connaissances, à leurs compétences et à leur jugement en matière de soins infirmiers dans le cadre de leur pratique;
- documenter leurs interventions;
- identifier les risques; et
- signaler les pratiques ou les systèmes non sécuritaires.
Les hôpitaux et autres établissements de soins de santé sont généralement responsables de coordonner les services de soins de santé et de gérer l’infrastructure, notamment :
- assurer le fonctionnement sécuritaire du régime hospitalier4;
- veiller à l’approvisionnement en fournitures et en équipement;
- recruter le personnel approprié;
- adopter des politiques et des procédures écrites;
- mettre en place des systèmes de compte rendu et les tenir à jour; et
- gérer les ressources de façon appropriée.
Si un établissement de soins de santé ou un professionnel de la santé détermine qu’il est incapable de dispenser des soins qui répondent à la norme, il devrait envisager d’autres possibilités, comme déléguer des tâches aux personnes appropriées ou transférer des patients dans un autre établissement.5
Les professionnels de soins infirmiers sont priés d’évaluer soigneusement, dès que possible, leurs capacités à prodiguer des soins sécuritaires à un patient, ainsi que les alternatives s’ils ne sont pas en mesure de le faire. Bien que les contraintes budgétaires et systémiques aient certainement une incidence sur la capacité de fournir des soins infirmiers de qualité, ils ne sont généralement pas considérés comme un moyen de justifier le non-respect de la norme de diligence lorsque le risque est évitable.
Abandon de la clientèle
Il est important de tenir compte des obligations professionnelles avant de procéder à tout refus de travailler. Plusieurs organismes de réglementation offrent des directives quant au moment où il convient pour une infirmière ou un infirmier de refuser de travailler et aux situations dans lesquelles le refus de travailler ou le départ du lieu de travail pourrait représenter un « abandon de la clientèle », ce qui constitue une faute professionnelle. Par exemple, l’Ordre des infirmières, des infirmiers et des sage-femmes de la Colombie-Britannique (“BCCNM”) explique qu’une situation peut être considérée comme un abandon de la clientèle lorsqu’une infirmière ou un infirmier accepte une affectation auprès d’un client ou établit une relation avec celui-ci, puis cesse de lui prodiguer des soins sans [Traduction] « prendre les dispositions nécessaires pour qu’un autre fournisseur de soins prenne la relève; donner à son employeur une occasion raisonnable de trouver un ou une remplaçant(e); ou mettre fin à ses services d’une manière qui est acceptable à la fois pour le client et pour lui ou elle.6» Le BCCNM souligne plus précisément que le fait de [Traduction] « refuser d’effectuer des heures supplémentaires ou des quarts de travail en dehors de l’horaire de travail affiché lorsqu’un préavis suffisant a été donné » ne sera probablement pas considéré comme un abandon.7
Une infirmière ou un infirmier pourrait, pour diverses raisons, se sentir incapable de continuer de travailler ou d’accepter des tâches supplémentaires. Dans un cadre de travail, si un membre du personnel infirmier est incertain de pouvoir continuer d’offrir des soins de qualité ou s’il détermine qu’il pourrait être dans l’incapacité de répondre aux besoins du patient dans les circonstances particulières, il serait prudent qu’il en fasse part à son superviseur ou à la personne qui attribue les tâches et qu’il demande conseil si ce dernier ou cette dernière ne répond pas adéquatement à ses préoccupations. Si une infirmière ou un infirmier agissant à titre d’entrepreneur indépendant juge qu’il est dans son meilleur intérêt ou dans le meilleur intérêt du patient de refuser de travailler, ilserait prudent de déterminer la meilleure façon de transférer ces soins avant de cesser de les prodiguer.
I. Négligence
La question d’ordre juridique que l’on devrait se poser dans le cadre d’une évaluation de la responsabilité d’une infirmière ou d’un infirmier est la suivante : cette personne a-t-elle manqué à la norme de diligence de prodiguer des soins de qualité au patient et, ce faisant, a-t-elle causé des préjudices à ce dernier? Il est important de se rappeler que la loi exige le caractère raisonnable. Les tribunaux ne visent pas la perfection; ils s’attendent plutôt à ce que les infirmières et les infirmiers fassent preuve de prudence, de diligence et de bonne foi : « Bien que la loi n’exige pas la perfection, elle exige l’exercice d’un degré de soins et de compétences dont il est raisonnable de s’attendre […] d’une infirmière ou d’un infirmier prudent(e) et bienveillant(e) dans les mêmes circonstances que celles des défendeurs. »8 En résumé, la conduite raisonnable d’une infirmière ou d’un infirmier sera comparée à celle de ses pairs en pareilles circonstances. Cependant, on pourrait exiger un niveau plus élevé de compétences d’une infirmière ou d’un infirmier spécialisé(e).9
Un tribunal détermine « les circonstances » en examinant les faits, le contexte, la législation, les normes de pratique, les lignes directrices, la politique de l’employeur et les opinions d’experts. Cela dit, habituellement, les tribunaux n’exemptent pas les professionnels de la santé de toute responsabilité au vu des ressources limitées. Bien qu’il ne fasse l’ombre d’aucun doute que la pandémie a créé des conditions difficiles, le degré d`importance que les tribunaux accorderont à ce facteur n’a pas encore été établi.
En résumé, le tribunal se penchera généralement sur la question suivante : L’infirmière a-t-elle ou l’infirmier a-t-il pris tous les moyens raisonnables qui étaient à sa disposition pour satisfaire à la norme de diligence? Selon les circonstances, il peut s’agir, par exemple, de signaler la situation à l’interne par les moyens appropriés ou d’orienter un patient vers un spécialiste. Si le tribunal répond à cette question par l’affirmative en se fiant aux éléments de preuve qui ont été présentés par des experts, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’aucune responsabilité ne soit reconnue. Il est toutefois important de se rappeler qu’en dernier recours, le signalement de conditions d’exercice non sécuritaires peut faire partie des « moyens raisonnables » mis à la disposition de l’infirmière ou de l’infirmier, comme mentionné auparavant.
II. Considérations en matière de gestion des risques
Voici certaines considérations qui aideront à orienter l’exercice de la profession d’infirmière ou d’infirmier en période de pénurie :
- Informez-vous. Il pourrait s’avérer utile de tenir compte des ressources qui sont mises à la disposition par les organismes de réglementation, les employeurs, les associations professionnelles et les syndicats, entre autres. Il pourrait également être utile de conserver une copie des normes d’exercice et de les examiner régulièrement. Selon votre lieu de travail, vous serait également prudent d’examiner d’importantes ressources et politiques de votre employeur afin d’orienter votre pratique. Même dans le contexte des mesures d’urgence, les infirmières et les infirmiers devraient continuer d’exercer leur profession dans le cadre de leur champ d’exercice, à moins que des ordonnances de santé publique ne surpassent les limites prévues autrement dans la législation applicable.
- Défendez vos intérêts, s’il y a lieu. Il est important que les infirmières ou infirmiers qui se retrouvent à travailler dans un secteur qui dépasse la portée de leurs compétences ou de leurs connaissances soulèvent leurs préoccupations à qui de droit dès que possible et demandent à suivre une formation appropriée. Il n’est pas conseillé de travailler dans un secteur qui dépasse la portée de vos compétences. Bien que, dans la plupart des circonstances, on puisse considérer que votre employeur agit de façon raisonnable en réaffectant au besoin du personnel infirmier, les infirmières et infirmiers peuvent raisonnablement s’attendre à recevoir une orientation et une formation appropriées et pourraient faire une demande à cette fin. Il est recommandé de présenter toute demande de formation par écrit. Les demandes devraient également faire l’objet de suivis à des intervalles appropriés.
- Signalez vos préoccupations. Si vous avez des préoccupations concernant les soins prodigués à un patient, que ce soit au niveau de la qualité des soins, du manque de personnel ou des heures supplémentaires obligatoires, il serait mieux d’identifier le problème et de le signaler le plus rapidement et efficacement possible. Une telle mesure permettra de respecter l’obligation éthique du personnel infirmier de défendre les intérêts de leurs patients, tout en veillant à ce que les membres appropriés de la direction soient informés du problème. Bien que les infirmières et les infirmiers ne soient généralement pas responsables des circonstances qui échappent à leur contrôle, ils ou elles devraient faire de leur mieux dans les circonstances, en établissant, par exemple, un système de signalement efficace. Au moment de signaler un problème, demandez-vous qui serait la personne la plus appropriée pour recevoir ce rapport. Il convient de se rappeler que les renseignements personnels sur la santé ne devraient généralement pas être inclus dans un rapport portant sur des problèmes systémiques, car un tel acte pourrait être considéré comme une violation à la vie privée. Les rapports devraient être rédigés par écrit et toujours faire l’objet d’un suivi. Des exemples de rapports appropriés peuvent inclure des rapports d’incident, des formulaires de préoccupations professionnelles et des courriels.
- Documentez et gérez les attentes des clients. La communication avec vos clients et la documentation des soins prodigués sont essentielles à la prestation de soins sécuritaires et peuvent également constituer une forme de protection juridique. Les dossiers des clients devraient faire état des soins prodigués et inclure votre évaluation, vos observations, des renseignements détaillés sur le consentement éclairé, l’appui sur une ordonnance ou une directive, le traitement fourni, la communication avec l’équipe de soins (également connue sous les termes “le cercle de soins”) et la communication avec le patient et les membres de sa famille. En règle générale, le dossier du client n’est pas destiné à contenir des rapports sur des problèmes systémiques ; envisagez plutôt de les signaler par écrit à la personne appropriée.10
Lorsque les ressources sont limitées, les infirmières et les infirmiers pourraient ressentir la nécessité de choisir entre leur devoir de prodiguer des soins et celui de documenter ceux-ci. La documentation fait partie intégrante du processus de soins et constitue un outil de communication essentiel qui démontre l’application de vos compétences, de vos connaissances et de votre jugement. Dans le cas où l’infirmière ou l’infirmier dispose de peu de temps pour documenter les soins prodigués (ou n’a pas le temps de le faire), il peut être prudent de privilégier la qualité plutôt que la quantité en portant attention aux signes et symptômes les plus pertinents chez le patient. Par exemple, lorsque des soins postopératoires sont prodigués, l’infirmière ou l’infirmier devrait documenter le fait qu’il ou elle porte attention aux signes et symptômes pouvant indiquer un rétablissement ou des complications chez le patient. L’absence de documentation pourrait laisser l’équipe dans le néant quant à savoir quels soins ont été prodigués et entraîner d’éventuelles conséquences néfastes pour le patient.
- Réaffectez les soins, au besoin. En période de pénurie, il serait approprié de demander de l’aide lorsque les infirmières et infirmiers ne sont pas en mesure de faire face à la situation personnellement. Tenez compte du contexte et des limites avec lesquelles vous êtes confrontés au travail, et identifiez ce qui est sous ou hors de votre contrôle. Lorsque les ressources sont limitées, il peut être nécessaire d’établir des priorités afin de pouvoir prendre des décisions. Dans certaines circonstances, il peut être utile de reporter, de transférer ou de déléguer les soins, d’orienter le patient vers un autre professionnel de la santé ou d’attribuer la tâche à une autre personne.11
- En cas de réaffectation. Une réaffectation constitue un moyen de rediriger les ressources vers les secteurs dont les besoins sont les plus importants, habituellement lorsqu’un problème important survient. Il y a généralement peu de temps pour recevoir la formation et l’orientation nécessaires. Lorsque vous faites l’objet d’une réaffectation, demandez-vous si la nouvelle activité relève de votre champ d’exercice ainsi que de votre champ de compétences. Vérifiez que votre contrat d’emploi et votre convention collective permettent la réaffectation en question. Si vous n’avez pas reçu une orientation, une formation et un encadrement suffisants, discutez-en avec votre employeur.
- Ressources. Demandez-vous qui peut vous soutenir, y compris vos collègues, vos gestionnaires, votre syndicat, vos associations professionnelles et la SPIIC.
- Évitez de faire part de vos préoccupations au milieu du travail dans les médias sociaux. Il n’est généralement pas approprié d’utiliser les médias sociaux pour signaler vos préoccupations.12 Réfléchissez au meilleur moyen qui est à votre disposition pour soulever des problèmes afin d’obtenir les meilleurs résultats.
Si vous avez des préoccupations ou des questions, les bénéficiaires de la SPIIC peuvent communiquer avec la SPIIC en composant le 1-800-267-3390 afin d’en discuter avec un conseiller juridique de la SPIIC. Tous les appels sont confidentiels.
- Statistique Canada, « Personnel infirmier : travail plus ardu pendant plus d’heures dans un contexte de pénurie croissante de main-d’œuvre » (24 juillet 2023), en ligne : StatsCAN Plus <https://www.statcan.gc.ca/o1/fr/plus/4165-personnel-infirmier-travail-plus-ardu-pendant-plus-dheures-dans-un-contexte-de-penurie>
- Statistique Canada, « Postes vacants, employés salariés, taux de postes vacants et moyenne du salaire horaire offert selon le secteur de l’industrie, données trimestrielles non désaisonnalisées » (19 septembre 2023), en ligne : <https://www150.statcan.gc.ca/t1/tbl1/fr/tv.action?pid=1410032601&request_locale=fr>
- Statistique Canada, « La santé mentale chez les travailleurs de la santé au Canada pendant la pandémie de COVID-19 » (2 février 2021), en ligne : Le Quotidien <https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/210202/dq210202a-fra.htm>
- Yepremian et al. v. Scarborough General Hospital et al., 1980 CanLII 1906 (ON CA), juge Blair (dissident), <https://canlii.ca/t/g13mq> (en anglais seulement)
- Pour en savoir plus sur certains des aspects juridiques à prendre en considération lorsque vous travaillez avec des prestataires de soins non réglementés, veuillez consulter l’article Question juridique : Délégation et affectation de tâches ou notre InfoDROIT sur la délégation.
- British Columbia College of Nurses and Midwives, « Defining Client Abandonment », en ligne : <https://www.bccnm.ca/RPN/learning/dutytoprovidecare/Pages/client_abandonment.aspx> (en anglais seulement)
- Ibid.
- Latin v. Hospital for Sick Children, 2007 CanLII 34 (ON SC), < https://canlii.ca/t/1q6zm> (en anglais seulement). Pour en savoir plus, veuillez consulter l’InfoDROIT sur la négligence de la SPIIC.
- Sylvester v Crits et al., 1956 CanLII 34 (ON CA), < https://canlii.ca/t/1vjmk> aff’d 1956 CanLII 29 (SCC), [1956] SCR 991 (en anglais seulement).
- Pour en savoir plus, veuillez consulter l’InfoDROIT :Une documentation de qualité : votre meilleure défense de la SPIIC.
- Pour en savoir plus, veuillez consulter l’InfoDROIT : Délégation des tâches à d’autres travailleurs de la santé.
- Pour en savoir plus, veuillez consulter l’InfoDROIT : Médias sociaux de la SPIIC.
LA PRÉSENTE PUBLICATION SERT STRICTEMENT AUX FINS D’INFORMATION. RIEN DANS CETTE PUBLICATION NE DEVRAIT ÊTRE INTERPRÉTÉ COMME L’AVIS JURIDIQUE D’UN AVOCAT, D’UN COLLABORATEUR À LA RÉDACTION DU PRÉSENT BULLETIN OU DE LA SPIIC. LES LECTEURS DEVRAIENT CONSULTER UN CONSEILLER JURIDIQUE POUR OBTENIR DES CONSEILS PRÉCIS.
Mars 2024